dimanche 6 mars 1994

30- Le dindon de la farce

Vincent a 20 ans. Deux années passées en classe préparatoire scientifique le lancent dans la mode des calculs utiles. Après les calculs sur les nuitées, il me propose le calcul des dix mille jours de vie, autrement plus important que les 20 ans me précise-t-il. Les 10.000 jours, c'est la fête que nous ne célèbrerons donc jamais, il m'enverra bien plus tard, en 2002, un SMS tardif pour m'indiquer qu'il abordait les 10.400 jours, la date fatidique tant débattue trop jeune ayant finalement été complètement oubliée. L'originalité est un combat de tous les instants. Mais l'arithmétique continue à le préoccuper. Combien de temps ai-je passé à table? Il me lance la question dans la salle à manger de Cadix, chez les grands-parents. On vient de s'asseoir. C'est dimanche. On a l'habitude, et on sait qu'on n'est pas prêt de se dégourdir les jambes. Plusieurs étapes à base de pâté, de saucisse, de poulet ou de bifteck nous attendent. L'épreuve de calcul mental ne m'enthousiasme pas. Dix minutes déjà qu'il m'abreuve d'hypothèses improbables sur le temps de coupe d'une saucisse ou la durée moyenne de consommation de la croustade. Les tomates farcies de mamie arrivent. J'ai besoin de compenser. Je démarre avec 2 englouties en un temps record. Il m'interpelle, me réprimande, m'accuse de fausser les calculs avec ma goinfrerie. Je souris. J'objecte que pour bien compter, il faut manger un nombre significatif d'échantillons. Le jeu s'enclenche. Le plat de tomates farcies est immense. Au moins 40 tomates sont devant nous. Le compteur tourne, 10 pour toi, 10 pour moi. Mon corps me dit d'arrêter ce défi puéril, son sourire narquois m'indique qu'il faut poursuivre. Il triche, c'est lui qui sert les tomates et il me donne les plus grandes. J'exige un arbitrage indépendant. La querelle rebondit sur les calices des tomates qui sont inclus dans le concours. Les 5 sépales doivent être consommés pour valider chaque point. Vincent souhaite au contraire qu'ils soient conservés tel un trophée, ce qui permet d'attester de chaque tomate dévorée. Les femmes à gauche de la pièce se passionnent alors pour la recette des chapeaux des tomates, sur la quantité de chapelure et surtout de beurre à inclure, pour les hommes à droite, la discussion tourne autour du catalogue officiel des variétés de tomates qui se réduit d'années en années. J'ai mal. Les 16 pédoncules de tomate dans mon assiette font souffrir mon estomac. Vincent recompte, il en a 15, et il repousse la dernière proposition de mamie pour le resservir. J'ai gagné. Sans joie immédiate. Pour ne pas brusquer mon corps. Je ne sais même pas combien de temps cette scène a duré, ce n'est pas bon pour notre calcul. Maman est gênée de notre immaturité, papa est amusé pour les mêmes raisons. Enfin mamie est fière de notre appétit pour sa cuisine, gage de bonne santé. Elle sort chercher le jambonneau à la mayonnaise. Je réalise que l'immaturité est aussi un combat de tous les instants. 

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