Vincent a 20 ans. Deux années passées en classe préparatoire
scientifique le lancent dans la mode des calculs utiles. Après les calculs sur
les nuitées, il me propose le calcul des dix mille jours de vie, autrement plus
important que les 20 ans me précise-t-il. Les 10.000 jours, c'est la fête que
nous ne célèbrerons donc jamais, il m'enverra bien plus tard, en 2002, un SMS
tardif pour m'indiquer qu'il abordait les 10.400 jours, la date fatidique tant
débattue trop jeune ayant finalement été complètement oubliée. L'originalité
est un combat de tous les instants. Mais l'arithmétique continue à le
préoccuper. Combien de temps ai-je passé à table? Il me lance la question dans
la salle à manger de Cadix, chez les grands-parents. On vient de s'asseoir.
C'est dimanche. On a l'habitude, et on sait qu'on n'est pas prêt de se
dégourdir les jambes. Plusieurs étapes à base de pâté, de saucisse, de poulet
ou de bifteck nous attendent. L'épreuve de calcul mental ne m'enthousiasme pas.
Dix minutes déjà qu'il m'abreuve d'hypothèses improbables sur le temps de coupe
d'une saucisse ou la durée moyenne de consommation de la croustade. Les tomates
farcies de mamie arrivent. J'ai besoin de compenser. Je démarre avec 2
englouties en un temps record. Il m'interpelle, me réprimande, m'accuse de
fausser les calculs avec ma goinfrerie. Je souris. J'objecte que pour bien
compter, il faut manger un nombre significatif d'échantillons. Le jeu
s'enclenche. Le plat de tomates farcies est immense. Au moins 40 tomates sont
devant nous. Le compteur tourne, 10 pour toi, 10 pour moi. Mon corps me dit
d'arrêter ce défi puéril, son sourire narquois m'indique qu'il faut poursuivre.
Il triche, c'est lui qui sert les tomates et il me donne les plus grandes.
J'exige un arbitrage indépendant. La querelle rebondit sur les calices des
tomates qui sont inclus dans le concours. Les 5 sépales doivent être consommés
pour valider chaque point. Vincent souhaite au contraire qu'ils soient
conservés tel un trophée, ce qui permet d'attester de chaque tomate dévorée.
Les femmes à gauche de la pièce se passionnent alors pour la recette des
chapeaux des tomates, sur la quantité de chapelure et surtout de beurre à
inclure, pour les hommes à droite, la discussion tourne autour du catalogue
officiel des variétés de tomates qui se réduit d'années en années. J'ai mal.
Les 16 pédoncules de tomate dans mon assiette font souffrir mon estomac.
Vincent recompte, il en a 15, et il repousse la dernière proposition de mamie
pour le resservir. J'ai gagné. Sans joie immédiate. Pour ne pas brusquer mon
corps. Je ne sais même pas combien de temps cette scène a duré, ce n'est pas
bon pour notre calcul. Maman est gênée de notre immaturité, papa est amusé pour
les mêmes raisons. Enfin mamie est fière de notre appétit pour sa cuisine, gage
de bonne santé. Elle sort chercher le jambonneau à la mayonnaise. Je réalise
que l'immaturité est aussi un combat de tous les instants.
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